L’anxiété
de vivre au quotidien dans l’attente d’une greffe incertaine qui m’offrira une
chance de me sauver d’une mort éminente est bien décrite par Maylis de Kerangal
dans son roman « Réparer les vivants » (p. 172) :
« Il est temps, maintenant, de se tourner vers ceux qui attendent,
dispersés sur le territoire et parfois au-delà des frontières du pays, des gens
inscrits sur des listes selon l’organe à transplanter, et qui chaque matin au
réveil se demandent si leur rang a bougé, s’ils sont remontés sur la feuille,
des gens qui ne peuvent concevoir aucun futur et ont restreint leur vie,
suspendus à l’état de leur organe. Ce truc d’avoir une épée de Damoclès
au-dessus de la tête, faut imaginer ça. »
Sauf qu’il ne s’agit pas d’une
épée, mais d’un téléphone.
En effet, il fut un temps où
les patients dès leur inscription sur la liste nationale des transplantations
recevaient un téléavertisseur (bip, beeper ou pagette) qui permettait à l’unité
des greffes de leur hôpital de les rejoindre en tout temps, dès qu’un greffon
devenait disponible. Cette pratique n’est plus utilisée aujourd’hui vu que la
plupart des gens portent en permanence leur téléphone portable. Moi, je n’en
n’avais pas. Je donnais donc mon numéro fixe de la maison à mon unité de greffe
de l’hôpital. Cela restreignait énormément mes déplacements. J’avais toujours
la hantise, si je quittais la maison pour plus de quelques minutes, de manquer
l’appel tant attendu. Au delà des symptômes de la maladie, je vivais sous un
stress constant. J’appréhendais chaque nouvel appel. Chaque fois que le
téléphone sonnait, mon cœur s’arrêtait. Ma respiration se bloquait. Je me
transformais en statue de marbre une fraction de seconde. Mon sang se figeait.
La vie me quittait. L’appel de l’hôpital représentait pour moi l’euphorique
rescousse d’une greffe salutaire et un soulagement inespéré. Mais il
m’apportait aussi son lot de frayeurs d’un transport de toute urgence jusqu’à
l’hôpital à plus de 150 km de chez moi, la réalité d’une opération chirurgicale
draconienne m’ouvrant les entrailles pour en rechanger des pièces essentielles,
les incertitudes des heures sous anesthésie totale, les douleurs du réveil et
des jours, sinon semaines d’hospitalisation qui suivraient, sous fortes doses
de médicaments, des aléas des complications possibles, du rejet du greffon, des
infections à éviter, d’une récupération qui s’étendrait sur des semaines, des
mois, peut-être plus, vivre médicamenté à vie, avec de nouvelles restrictions
et conditions de survie… Il s’agissait donc de vivre à la frontière d’une
guérison possible et inespérée et de la hantise de tout ce qui s’en suivrait. Mais
encore fallait-il que l’appel arrive dans les temps. Les statistiques
démontraient que seulement une personne sur quatre serait greffée dans l’année
de sa mise sur la liste nationale. Donc, l’appel n’était pas garanti. C’était
jouer à la roulette russe. Nous
décidâmes d’acheter des téléphones fixes supplémentaires et d’en installer aux
quatre coins de la maison, afin de nous éviter de courir dans les marches ou
d’une pièce à l’autre.
Cela ne nous empêcha pas de
manquer, lors d’une sortie, un premier appel de l’unité des greffes hépatiques
de l’hôpital. A notre retour, le greffon
avait été proposé à un autre patient. C’est ainsi que ma compagne décida de se
procurer un nouveau téléphone portable qui ne la quitterait plus. De mon côté,
je récupérais un vieil appareil qui trainait en permanence dans la boite à
gants de la voiture en cas d’urgence lors d’un déplacement. Nous le réactivions
à mon seul usage de communication avec l’hôpital. J’en fournissais le numéro à
l’unité des greffes et à mes docteurs. Je personnifiais le message d’accueil à
cette unique fin. Nous avisions tous nos amis ayant pu, auparavant, connaître
ce numéro, de ne plus l’utiliser pour nous laisser des messages mais d’utiliser
plutôt le nouveau numéro de ma compagne. Je dus développer l’habitude de garder
avec moi ce téléphone, à ma portée jour et nuit, rechargé et en fonction. Ce
qui ne fut pas évident en soi. Avec cela, naissait la nouvelle peur de
l’oublier, de ne pas entendre un appel, de vérifier maladivement si j’avais un
nouveau message, de m’assurer que le téléphone était bien chargé avant que je
quitte la maison.
Chaque jour, l’un des
téléphones sonnait. Et mon cœur s’arrêtait. La frayeur se percevait aussi dans
le regard de ma compagne. Pour moi, l’appel de l’hôpital symbolisait l’ultime
recours, le dernier espoir. Je continuais de jour en jour à déployer toutes mes
ressources pour découvrir une solution miracle m’apportant la guérison
spontanée. Je voulais guérir sans avoir recours à la transplantation. A cette
fin, je restais ouvert à toute offre d’aide, de soin, de thérapie ou de
médicament alternatif. De son côté, ma compagne ressentait cet appel comme un
ultimatum, la constatation d’un échec, l’abdication à ma lutte pour la guérison
spontanée. Le recours à la chirurgie représentait pour moi l’échec de ma vision
personnelle que l’esprit avait des ressources insoupçonnées et qu’il pouvait
transcender la matière et modifier notre corps sur le plan énergétique et
cellulaire. Je croyais dur comme fer au miracle de la pensée positive et du
développement personnel de l’être, capable de régénérer le corps, de l’aider à
se ressourcer et à se guérir de tout, des malaises présents comme des
empreintes néfastes du passé. La hantise de la chirurgie et de ses
impondérables et de la chimie lourde pharmaceutique nous terrifiait aussi. Nous
vivions depuis des années de façon saine, mangeant bio, nous soignant
naturellement, de façon holistique, éloignant de nous les tensions et
pollutions inutiles, buvions de l’eau purifiée et dynamisée produite par un
système de filtration de très haute gamme et de technique des plus innovantes.
Même nos produits ménagers étaient biologiques ! Aucun polluant n’entrait
dans notre foyer, notre voiture, notre environnement immédiat dans la mesure du
possible. Je mangeais et vivais sainement, pratiquant yoga, méditation et
gymnastique, je ne fumais pas, ne consommant qu’occasionnellement un verre de
vin ou de bière. Et voilà que mon foie s’autodétruisait. Il y avait un sens
caché là-dessous et j’arriverais à temps à percer l’énigme et je me sauverais.
Il le fallait. Cela était cohérent avec ma façon de vivre, de penser et d’être.
Il ne pouvait en être autrement. Je ne pouvais donc qu’aboutir à la guérison
spontanée. De tels récits avaient été publiés en nombre. Et dans ma propre
famille, mon grand-père paternel avait vécu une rémission totale de son cancer
durant une décennie. La grand-mère lui avait fait promettre de ne pas mourir avant
elle, atteinte de la maladie d’Alzheimer. Durant les 13 années que dura sa maladie,
mon grand-père retrouva la santé sans aucun traitement. L’année qui suivi le
décès de sa femme, son cancer revint en phase 4. Ainsi, pour moi, la chirurgie
symbolisait l’échec, la défaite la plus totale. J’aurais échoué. Quelque chose
aurait été détraqué dans ma vision du monde.
Et d’autre part, comme tout
le monde de normal, la transplantation représentait l’unique et ultime solution
possible pour ralentir ma pathologie et son apogée. Je me savais même chanceux
d’avoir une sortie possible. La plupart des maladies terminales demeuraient
sans issue. Moi, j’en avais une : la greffe du foie. Le coup de fil de
l’hôpital représentait cela aussi pour moi. Un paradigme et son contraire.
Comment décrire avec
justesse cette sensation de mes tripes qui se resserraient chaque fois que mon
portable sonnait ? Des amis continuaient d’utiliser ce numéro pour me
rejoindre ou nous laisser un message, malgré mes recommandations. Il nous
fallut plusieurs fois les rappeler pour leur souligner qu’ils me causaient une
crise cardiaque à chaque appel puisque ce numéro était désormais exclusivement
réservé à l’unité des greffes de l’hôpital. Ce ne fut pas un parcours facile.
Je devais insister auprès de mes amis et proches pour qu’ils effacent ce numéro
de leur carnet d’adresses et de leur mémoire téléphonique. Tous promettaient.
Certains oubliaient encore. Ajoutant malgré eux de l’angoisse et du stress à
tout ce que nous vivions et devions déjà endurer dans notre vie quotidienne.
Je n’ai jamais autant haï et
béni, durant cette période, l’invention diabolique que fut le téléphone !
L’expression « ma vie ne tenait qu’à un fil » (lire « coup de
fil ») ne pouvant être plus vraie qu’en ces jours-là. Et, ironie du sort, l’appel tant attendu et tant
redouté vint un jour par le téléphone fixe. Et nous sûmes, en une fraction de
seconde, l’instant où le téléphone de la maison sonna, que c’était celui que
nous redoutions. Ma compagne et moi, alors en pleine discussion dans le salon, avons
tourné la tête ensemble vers l’appareil. Puis quittant du regard le téléphone, les
yeux dans les yeux, nos regards indiquaient la même chose. Nous savions.
Ce coup de fil effaçait en
une fraction de seconde toutes nos illusions, tous nos espoirs, des années
d’efforts à construire et maintenir un art de vivre dominé par la puissance de
l’esprit, de l’âme et du cœur. La guérison spontanée n’avait été qu’un mirage.
D’un autre côté, cette sonnerie m’apportait une prolongation de vie et
peut-être même un répit permanent. Il y aurait des risques. C’est certain. Mais
sans cela, ma vie vaudrait-elle la peine d’être endurée encore combien de temps
dans l’état physique déplorable dans lequel je me trouvais alors ? Un
mois ? Moins ? Verrais-je même mon 56e anniversaire le mois
prochain ? Me faudrait-il finir mes jours hospitalisé, subsistant par
nourriture artificiellement ingérée ? Dans l’attente d’un greffon qui ne
viendrait peut-être jamais plus si je refusais celui-ci ?
En fait, la greffe eut lieu.
Et le miracle aussi. Il ne vint pas, tel qu’espéré, avant la chirurgie. Mais
après. Par une convalescence inespérée.