Récit couvrant une période depuis 2012 dans la vie de Daniel MATHIEU, face à l'ultimatum de rares maladies incurables (cholangite sclérosante primitive et rectocholique hémorragique). Dès le diagnostic tombé, survient le rappel de mettre de l'ordre dans sa vie avant qu'il ne soit trop tard : quelques mois tout au plus ! Entre les symptômes qui s'accélèrent, les malaises qui s'enchaînent, les examens qui se suivent, les traitements aux effets incertains et la transplantation du foie, la menace d'ablation du colon, le chronomètre décompte l'approche d'une échéance prochaine et définitive. Une course abracadabrante d'espoir, d'avenues improbables, de questionnements, de la médecine, du miracle tant espéré et de ses conséquences insoupçonnées.

Suivre la chronologie article par article, numérotés en série, colonne droite "Archives du blog".

mardi 9 décembre 2014

ANNEXE C : L'épée de Damoclès


         L’anxiété de vivre au quotidien dans l’attente d’une greffe incertaine qui m’offrira une chance de me sauver d’une mort éminente est bien décrite par Maylis de Kerangal dans son roman « Réparer les vivants » (p. 172) :

« Il est temps, maintenant, de se tourner vers ceux qui attendent, dispersés sur le territoire et parfois au-delà des frontières du pays, des gens inscrits sur des listes selon l’organe à transplanter, et qui chaque matin au réveil se demandent si leur rang a bougé, s’ils sont remontés sur la feuille, des gens qui ne peuvent concevoir aucun futur et ont restreint leur vie, suspendus à l’état de leur organe. Ce truc d’avoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête, faut imaginer ça. »

Sauf qu’il ne s’agit pas d’une épée, mais d’un téléphone.



En effet, il fut un temps où les patients dès leur inscription sur la liste nationale des transplantations recevaient un téléavertisseur (bip, beeper ou pagette) qui permettait à l’unité des greffes de leur hôpital de les rejoindre en tout temps, dès qu’un greffon devenait disponible. Cette pratique n’est plus utilisée aujourd’hui vu que la plupart des gens portent en permanence leur téléphone portable. Moi, je n’en n’avais pas. Je donnais donc mon numéro fixe de la maison à mon unité de greffe de l’hôpital. Cela restreignait énormément mes déplacements. J’avais toujours la hantise, si je quittais la maison pour plus de quelques minutes, de manquer l’appel tant attendu. Au delà des symptômes de la maladie, je vivais sous un stress constant. J’appréhendais chaque nouvel appel. Chaque fois que le téléphone sonnait, mon cœur s’arrêtait. Ma respiration se bloquait. Je me transformais en statue de marbre une fraction de seconde. Mon sang se figeait. La vie me quittait. L’appel de l’hôpital représentait pour moi l’euphorique rescousse d’une greffe salutaire et un soulagement inespéré. Mais il m’apportait aussi son lot de frayeurs d’un transport de toute urgence jusqu’à l’hôpital à plus de 150 km de chez moi, la réalité d’une opération chirurgicale draconienne m’ouvrant les entrailles pour en rechanger des pièces essentielles, les incertitudes des heures sous anesthésie totale, les douleurs du réveil et des jours, sinon semaines d’hospitalisation qui suivraient, sous fortes doses de médicaments, des aléas des complications possibles, du rejet du greffon, des infections à éviter, d’une récupération qui s’étendrait sur des semaines, des mois, peut-être plus, vivre médicamenté à vie, avec de nouvelles restrictions et conditions de survie… Il s’agissait donc de vivre à la frontière d’une guérison possible et inespérée et de la hantise de tout ce qui s’en suivrait. Mais encore fallait-il que l’appel arrive dans les temps. Les statistiques démontraient que seulement une personne sur quatre serait greffée dans l’année de sa mise sur la liste nationale. Donc, l’appel n’était pas garanti. C’était jouer à la roulette russe.  Nous décidâmes d’acheter des téléphones fixes supplémentaires et d’en installer aux quatre coins de la maison, afin de nous éviter de courir dans les marches ou d’une pièce à l’autre.

Cela ne nous empêcha pas de manquer, lors d’une sortie, un premier appel de l’unité des greffes hépatiques de l’hôpital.  A notre retour, le greffon avait été proposé à un autre patient. C’est ainsi que ma compagne décida de se procurer un nouveau téléphone portable qui ne la quitterait plus. De mon côté, je récupérais un vieil appareil qui trainait en permanence dans la boite à gants de la voiture en cas d’urgence lors d’un déplacement. Nous le réactivions à mon seul usage de communication avec l’hôpital. J’en fournissais le numéro à l’unité des greffes et à mes docteurs. Je personnifiais le message d’accueil à cette unique fin. Nous avisions tous nos amis ayant pu, auparavant, connaître ce numéro, de ne plus l’utiliser pour nous laisser des messages mais d’utiliser plutôt le nouveau numéro de ma compagne. Je dus développer l’habitude de garder avec moi ce téléphone, à ma portée jour et nuit, rechargé et en fonction. Ce qui ne fut pas évident en soi. Avec cela, naissait la nouvelle peur de l’oublier, de ne pas entendre un appel, de vérifier maladivement si j’avais un nouveau message, de m’assurer que le téléphone était bien chargé avant que je quitte la maison.

Chaque jour, l’un des téléphones sonnait. Et mon cœur s’arrêtait. La frayeur se percevait aussi dans le regard de ma compagne. Pour moi, l’appel de l’hôpital symbolisait l’ultime recours, le dernier espoir. Je continuais de jour en jour à déployer toutes mes ressources pour découvrir une solution miracle m’apportant la guérison spontanée. Je voulais guérir sans avoir recours à la transplantation. A cette fin, je restais ouvert à toute offre d’aide, de soin, de thérapie ou de médicament alternatif. De son côté, ma compagne ressentait cet appel comme un ultimatum, la constatation d’un échec, l’abdication à ma lutte pour la guérison spontanée. Le recours à la chirurgie représentait pour moi l’échec de ma vision personnelle que l’esprit avait des ressources insoupçonnées et qu’il pouvait transcender la matière et modifier notre corps sur le plan énergétique et cellulaire. Je croyais dur comme fer au miracle de la pensée positive et du développement personnel de l’être, capable de régénérer le corps, de l’aider à se ressourcer et à se guérir de tout, des malaises présents comme des empreintes néfastes du passé. La hantise de la chirurgie et de ses impondérables et de la chimie lourde pharmaceutique nous terrifiait aussi. Nous vivions depuis des années de façon saine, mangeant bio, nous soignant naturellement, de façon holistique, éloignant de nous les tensions et pollutions inutiles, buvions de l’eau purifiée et dynamisée produite par un système de filtration de très haute gamme et de technique des plus innovantes. Même nos produits ménagers étaient biologiques ! Aucun polluant n’entrait dans notre foyer, notre voiture, notre environnement immédiat dans la mesure du possible. Je mangeais et vivais sainement, pratiquant yoga, méditation et gymnastique, je ne fumais pas, ne consommant qu’occasionnellement un verre de vin ou de bière. Et voilà que mon foie s’autodétruisait. Il y avait un sens caché là-dessous et j’arriverais à temps à percer l’énigme et je me sauverais. Il le fallait. Cela était cohérent avec ma façon de vivre, de penser et d’être. Il ne pouvait en être autrement. Je ne pouvais donc qu’aboutir à la guérison spontanée. De tels récits avaient été publiés en nombre. Et dans ma propre famille, mon grand-père paternel avait vécu une rémission totale de son cancer durant une décennie. La grand-mère lui avait fait promettre de ne pas mourir avant elle, atteinte de la maladie d’Alzheimer. Durant les 13 années que dura sa maladie, mon grand-père retrouva la santé sans aucun traitement. L’année qui suivi le décès de sa femme, son cancer revint en phase 4. Ainsi, pour moi, la chirurgie symbolisait l’échec, la défaite la plus totale. J’aurais échoué. Quelque chose aurait été détraqué dans ma vision du monde.

Et d’autre part, comme tout le monde de normal, la transplantation représentait l’unique et ultime solution possible pour ralentir ma pathologie et son apogée. Je me savais même chanceux d’avoir une sortie possible. La plupart des maladies terminales demeuraient sans issue. Moi, j’en avais une : la greffe du foie. Le coup de fil de l’hôpital représentait cela aussi pour moi. Un paradigme et son contraire.

Comment décrire avec justesse cette sensation de mes tripes qui se resserraient chaque fois que mon portable sonnait ? Des amis continuaient d’utiliser ce numéro pour me rejoindre ou nous laisser un message, malgré mes recommandations. Il nous fallut plusieurs fois les rappeler pour leur souligner qu’ils me causaient une crise cardiaque à chaque appel puisque ce numéro était désormais exclusivement réservé à l’unité des greffes de l’hôpital. Ce ne fut pas un parcours facile. Je devais insister auprès de mes amis et proches pour qu’ils effacent ce numéro de leur carnet d’adresses et de leur mémoire téléphonique. Tous promettaient. Certains oubliaient encore. Ajoutant malgré eux de l’angoisse et du stress à tout ce que nous vivions et devions déjà endurer dans notre vie quotidienne.

Je n’ai jamais autant haï et béni, durant cette période, l’invention diabolique que fut le téléphone ! L’expression « ma vie ne tenait qu’à un fil » (lire « coup de fil ») ne pouvant être plus vraie qu’en ces jours-là. Et,  ironie du sort, l’appel tant attendu et tant redouté vint un jour par le téléphone fixe. Et nous sûmes, en une fraction de seconde, l’instant où le téléphone de la maison sonna, que c’était celui que nous redoutions. Ma compagne et moi, alors en pleine discussion dans le salon, avons tourné la tête ensemble vers l’appareil. Puis quittant du regard le téléphone, les yeux dans les yeux, nos regards indiquaient la même chose. Nous savions.

Ce coup de fil effaçait en une fraction de seconde toutes nos illusions, tous nos espoirs, des années d’efforts à construire et maintenir un art de vivre dominé par la puissance de l’esprit, de l’âme et du cœur. La guérison spontanée n’avait été qu’un mirage. D’un autre côté, cette sonnerie m’apportait une prolongation de vie et peut-être même un répit permanent. Il y aurait des risques. C’est certain. Mais sans cela, ma vie vaudrait-elle la peine d’être endurée encore combien de temps dans l’état physique déplorable dans lequel je me trouvais alors ? Un mois ? Moins ? Verrais-je même mon 56e anniversaire le mois prochain ? Me faudrait-il finir mes jours hospitalisé, subsistant par nourriture artificiellement ingérée ? Dans l’attente d’un greffon qui ne viendrait peut-être jamais plus si je refusais celui-ci ?

En fait, la greffe eut lieu. Et le miracle aussi. Il ne vint pas, tel qu’espéré, avant la chirurgie. Mais après. Par une convalescence inespérée.


2 commentaires:

  1. Daniel, tu fais bien passer ton état émotionnel quand tu attendais.
    Et mea culpa, j'ai fait partie de ceux qui ont utilisé ce portable pour t'envoyer un SMS. Quelle horreur ! Pardon.

    RépondreSupprimer
  2. Avec le passage du temps, tout est oublié, tout est pardonné ;o) seule demeure l'expérience qui vaut la peine d'être partagée pour aider autrui.

    RépondreSupprimer